51. Le naufragé
Jamie Fraser était couché dans l'ombre d'un des canots de sauvetage du Porpoise, reprenant lentement son souffle. Monter à bord du grand vaisseau de guerre n'avait pas été une mince affaire. II avait le flanc droit tuméfié à force de battre contre la coque tandis qu'il grimpait le long du filet d'amarrage pour se hisser jusqu'au bastingage. Ses épaules lui semblaient désarticulées et il avait une grande écharde dans la main. Mais au moins, personne ne l'avait vu.
Il mordilla sa paume afin d'extirper l'écharde entre ses dents, réfléchissant à l'étape suivante. Russo et Stone, deux marins de l’Artémis qui avaient longuement servi sur des navires de guerre, lui avaient expliqué en long et en large la structure du vaisseau, ses différents ponts et compartiments, et l'emplacement probable de l'infirmerie. L'entendre décrire était une chose, s'y retrouver en était une autre.
Il avait attendu la tombée de la nuit avant que Robbie MacRae ne l'approche discrètement du navire. D'après le capitaine Raines, le Porpoise ne lèverait l'ancre qu'avec la marée du soir. Cela lui laissait deux heures pour retrouver Claire. Ils pourraient regagner la rive à la nage sans problème. L’Artémis les attendait, caché dans une petite crique de l'autre côté de l'île de Caicos. S'ils n'étaient pas au rendez-vous, alors... alors il verrait bien en temps voulu.
Quatre heures plus tard, en proie à une panique croissante, il parcourut une nouvelle fois le pont arrière. Il avait inspecté tout le vaisseau, parvenant non sans mal à ne pas se faire voir... mais pas la moindre trace de Claire.
— Mais où est-elle, bon sang ! marmonna-t-il entre ses dents.
Un bêlement retentit sous ses pieds, le faisant sursauter. Il rampa sur le pont et s'approcha d'un caillebotis. Il faisait sombre en bas et on sentait une forte odeur de chèvres. Il distinguait une vague lumière au fond de la pièce. Quelque chose bougea et il aperçut une silhouette portant une jupe. Était-ce elle ? Sans plus attendre, il descella la trappe ajourée et se laissa glisser dans la pièce. Il y avait un bruit dans la direction de la lumière ; la femme n'était pas seule. Elle avança devant la lanterne et il distingua une épaisse natte blonde. Son cœur se serra. Ce n'était pas Claire. La femme tendit un panier à l'homme qui discutait avec elle. Celui-ci la salua et marcha droit vers Jamie.
Ce dernier se redressa de toute sa hauteur et lui barra la route.
— Hé, qu'est-ce que...
L'homme s'interrompit, dévisageant Jamie en écarquillant son œil unique.
— Que Dieu nous préserve ! souffla Tompkins. Que faites-vous ici ?
— Tu me connais ? s'étonna Fraser. Dis-moi comment tu t'appelles !
— Euh... ce n'est peut-être pas né-né-nécessaire, balbutia l'autre, terrifié.
Il voulut prendre la fuite mais Jamie le rattrapa par le bras et le plaqua contre la cloison.
— Pas si vite ! Où est Mme Malcolm, le médecin ?
— Je... je... je ne sais pas !
— Réfléchis un peu, lui recommanda Jamie. Je te donne une minute, après quoi, si tu ne sais toujours pas, je te fracasse le crâne.
— At... at... attendez ! Si vous me fracassez le crâne, je ne pourrai rien vous dire !
Jamie le retourna comme une crêpe, le nez contre le mur, et lui tordit le bras dans le dos.
— Tu as raison, opina-t-il. En revanche, si je te casse le bras, ça ne t'empêchera pas de parler.
— Je vais parler ! je vais parler ! paniqua Tompkins. Bon Dieu, vous êtes aussi vicieux qu'elle !
— Aha ! Tu la connais donc ?
— Oui, elle était aussi mauvaise que vous !
— » Était » ? Tu as dit « était » ?
Jamie tira plus fort sur le bras, arrachant un cri d'agonie au marin.
— Arrêtez ! Je vous en supplie, arrêtez !
— Dis-moi où est ma femme ! vociféra Jamie.
— Elle est morte ! Elle est passée par-dessus bord !
— Quoi !
Abasourdi, Jamie lâcha le bras du marin qui s'effondra sur le sol.
— Quand ? Comment ? Que s'est-il passé ! Tu vas parler, oui ?
Tompkins rampait à reculons en se massant l'épaule, une étrange lueur de satisfaction dans le regard.
— Ne vous inquiétez pas, vous la rejoindrez bientôt, Fraser ! En enfer ! D'ici peu, vous vous balancerez au bout d'une corde dans le port de Kingston !
Jamie n'eut pas le temps de se demander d'où lui venait cette soudaine assurance, le coup l'atteignit avant même qu'il ait pu se retourner.
Le plancher sous lui se soulevait et s'affaissait. Il garda les yeux fermés, se concentrant sur la douleur aiguë à la base de son crâne pour ne pas sentir son estomac se retourner. Le Porpoise avait levé l'ancre et il était toujours à bord.
Claire. Par-dessus bord. Noyée. Morte.
Il roula sur le côté et vomit. Puis il toussa, cracha, vomit à nouveau comme pour expulser cette idée insupportable. En vain.
Une porte s'ouvrit et un rayon de lumière s'abattit comme une gifle sur son visage. Il grimaça, plissant les yeux pour tenter de voir au-delà de la lanterne.
— Monsieur Fraser ? Je suis profondément navré, je tenais à ce que vous le sachiez.
Jamie reconnut le visage tiré du jeune Léonard, l'homme qui avait enlevé Claire et qui avait à présent le culot de venir lui présenter ses regrets. Ses regrets de l'avoir tuée !
Pris d'un accès de furie, il bondit et cueillit Léonard en plein ventre, l'envoyant s'écraser contre une poutre. Il y eut des cris d'alarme et des bruits de course, mais Jamie n'entendait plus. Il fracassa la mâchoire du capitaine d'un crochet du droit, aussitôt suivi d'un uppercut qui lui broya les os du nez.
Il sentait vaguement des mains tirer sur ses vêtements et ses cheveux, mais peu lui importait à présent. Il devait se venger. Se venger !
Le corps sur lequel il était assis se trémoussa sous lui, agité de soubresauts, ses talons martelant le plancher, puis il retomba inerte.
Il fut réveillé par une douce caresse sur son visage. Il avança instinctivement la main...
— Aaaargh !
Révulsé, il bondit sur ses pieds, se frottant la face. L'énorme araignée, aussi effrayée que lui, prit ses jambes velues à son cou et fila se cacher sous un buisson.
Une cascade de rires cristallins retentit derrière lui. Il fit volte-face et aperçut six enfants, perchés sur les branches d'un gros arbre vert, l'observant avec de grands sourires qui dévoilaient des dents jaunies par le tabac.
— Mesdemoiselles, messieurs, lança-t-il en leur faisant une révérence clownesque.
Ils rirent de plus belle.
— Vous êtes matelot ? demanda l'un d'eux dans un français fortement teinté de créole.
— Non, soldat, répondit-il.
Il avait la gorge sèche et un épouvantable mal de tête. De vagues souvenirs flottaient dans le porridge qui emplissait son crâne, mais aucun n'avait de sens.
— Un soldat ? s'exclama un autre enfant. Mais où est ton épée et ta pistola ?
— Ce que tu es bête ! intervint une petite fille. Comment veux-tu qu'il nage avec un pistolet ? Tu n'es vraiment qu'une goyave !
— Ne m'appelle pas comme ça, chabraque !
— Cucudet !
— Ganache !
— Patafiot !
Les enfants se pourchassaient entre les branches tels des singes. Jamie se frotta les yeux, essayant de se concentrer.
— Mademoiselle ! appela-t-il en remarquant une fille un peu plus âgée que les autres.
Elle hésita un instant, puis se laissa tomber au pied de l'arbre comme un fruit mûr.
— Monsieur ?
— Comment s'appelle l'endroit où nous sommes ?
— Ben... Cap-Haïtien, pardi ! Vous parlez drôlement ! Vous êtes d'où ?
Cap-Haïtien... ainsi, il était sur l'île d’Hispaniola. Sa mémoire commençait lentement à lui revenir. Il se souvenait vaguement d'avoir fait un terrible effort, d'avoir nagé comme un forcené sous une pluie battante, ballotté comme un fétu de paille sur une mer déchaînée, si bien qu'il ne savait plus si sa tête était hors de l'eau ou dessous...
— J'ai très soif, dit-il. Y a-t-il de l'eau potable quelque part ?
— Par ici, par ici !
Encadré par une marmaille braillante qui le tirait par la manche, il fut conduit vers un ruisselet où il put s'asperger d'eau et se désaltérer sous le regard fasciné des enfants.
À présent cela lui revenait... il revit le visage de fouine du marin borgne, l'air surpris du jeune capitaine Léonard, sa propre folie furieuse et le plaisir sauvage d'écraser des os sous ses poings.
Et Claire. Avec le souvenir, une vague d'émotions confuses resurgit : le choc, la douleur, la terreur, puis le soulagement. Mais le soulagement de quoi ?
Il était enfermé dans une pièce sombre, roulant sur le plancher nu tandis que le navire essuyait la tempête. Puis il y avait eu cette femme surgie de nulle part. Il n'aurait su dire comment elle s'y était prise pour le monter jusque sur le pont, il se souvenait uniquement qu'elle sentait la chèvre. En revanche, il se rappelait à présent mot pour mot ce qu'elle lui avait dit dans un anglais haché en lui montrant un point quelque part sur la mer :
— Elle pas morte. Elle là-bas. Vous partir. Elle trouver. Là-dessus, elle l'avait empoigné fermement par le fond de sa culotte et l'avait balancé par-dessus le bastingage.
— Vous n'êtes pas anglais, disait un des garçons près de lui. Et ce bateau là-bas, il est anglais, lui ?
Jamie se tourna machinalement, suivant la direction qu'indiquait le doigt du gamin. Le Porpoise était en train de passer au loin devant la baie. D'autres vaisseaux étaient éparpillés dans le port, tous clairement visibles depuis son point de vue en lisière de la ville.
— Oui, répondit-il. C'est un vaisseau anglais.
— Ah, ça me fait un point de plus ! s'écria l'enfant en se tournant vers un autre garçon. J'avais raison, Jacques ! Il est anglais ! Ça en fait quatre pour moi contre deux pour toi.
— Trois ! rectifia le dénommé Jacques. Moi je compte les espagnols et les portugais. La Bruja était portugaise, alors il est pour moi !
Jamie le rattrapa par le bras.
— Pardon, tu as bien dit la « Bruja » ?
— Oui. Je l'ai vue la semaine dernière. « Bruja », ça vient d'où à votre avis ? On n'était pas sûrs si c'était portugais ou espagnol !
— Plusieurs des marins sont venus boire à la taverne de maman, précisa une fillette. Ils parlaient espagnol.
— J'aimerais bien parler à ta mère, petite, demanda Jamie. Tu as une idée de la direction qu'a prise la Bruja ?
— Bridgetown, déclara la fille plus âgée. J'ai entendu le clerc de la garnison le dire.
— La garnison ?
— Les casernes sont juste à côté de la taverne de maman, reprit la fillette. C'est là-bas que les capitaines viennent faire enregistrer leurs papiers pendant que leurs marins se soûlent.
En descendant la colline pour se rendre à la taverne, toujours escorté par les enfants, Jamie se sentait revivre. Si Claire avait pu nager jusqu'à la rive, elle devait être quelque part sur cette île. Quant à la Bruja et à Petit Ian, ils n'étaient plus très loin non plus. Il les retrouverait bientôt tous les deux, il en était persuadé. Le fait qu'il soit pieds nus, sans le sou et recherché par la Royal Navy était secondaire. Il était entier, sain d'esprit et sur la terre ferme, tout était donc possible.